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12 août 2005

Fiction fromagère

Le fromage apporte trop d’odeur.

Cela me rappelle un de mes amis qui avait acheté une paire de fromages à Liverpool. C’étaient de superbes fromages, moelleux et bien faits, et répandant autour d’eux un fumet de la force de deux cents chevaux-vapeur, qu’on aurait pu garantir sur facture comme portant à cinq kilomètres et jetant bas son homme à deux cents mètres. J’étais alors à Liverpool, et mon ami me demanda si cela ne me dérangerait pas de les emporter avec moi à Londres, car lui-même n’y reviendrait pas avant un jour ou deux, et il ne pensait pas que ces fromages dussent se garder beaucoup plus longtemps.

— Mais avec plaisir, cher ami, avec plaisir, lui répondis-je.

J’allai chercher les fromages, et les emportai dans un fiacre. Ce fiacre était une vieille guimbarde, traînée par une rosse somnambule, cagneuse et poussive, que son propriétaire, dans le feu de la conversation, alla jusqu’à qualifier de cheval. Je mis les fromages sur l’impériale, et nous partîmes à une allure qui eût fait honneur au plus rapide des rouleaux à vapeur construits jusqu’à ce jour, et tout alla d’abord aussi gaiement qu’un glas d’enterrement. Mais, quand nous eûmes pris le tournant, le vent apporta une bouffée de ces fromages en plein sur notre coursier. Cela le réveilla net, et avec un hennissement d’effroi, il se mit à filer à cinq kilomètres à l’heure. Le vent soufflait toujours dans sa direction, et avant d’être au bout de la rue, il avait déployé une vitesse de près de sept à l’heure, laissant loin derrière lui les infirmes et les grosses vieilles dames.

À l’arrivée à la gare, il fallut deux porteurs, en sus du cocher, pour le maîtriser; je doute même qu’ils y fussent parvenus, si l’un des hommes n’avait eu la présence d’esprit de lui jeter un mouchoir sur les naseaux et de brûler un peu de papier.

Je pris mon billet et m’avançai fièrement sur le quai, avec mes fromages, tandis que les gens s’écartaient respectueusement à droite et à gauche. Le train était comble et je dus monter dans un compartiment où il y avait déjà sept personnes. Un vieux monsieur grincheux protesta, mais je montai quand même, et déposant mes fromages dans le filet, me casai avec un gracieux sourire, en disant que la journée était chaude. Quelques minutes se passèrent, et alors le vieux monsieur commença à s’agiter.

— Ça manque d’air, ici, dit-il.

— On étouffe positivement, reprit son voisin.

Alors tous deux se mirent à renifler; au troisième reniflement, ils en aspirèrent une bonne bouffée et ils se levèrent sans un mot et sortirent. Puis une grosse dame se leva et dit que c’était honteux de manquer ainsi de respect à une honnête mère de famille; rassemblant une valise et huit paquets, elle sortit. Les quatre voyageurs restants tinrent bon un moment, mais à la fin un personnage à mine grave, assis dans un coin, et qui, d’après son costume et son aspect général, semblait appartenir à la corporation des pompes funèbres, dit que cela le faisait penser à un petit enfant mort; sur quoi, les trois autres voyageurs voulurent s’élancer tous à la fois par la portière et se heurtèrent avec force.

Je souris au funèbre personnage, et lui dis qu’il me semblait que nous allions avoir le compartiment à nous seuls. Il eut un rire aimable et me répondit que certaines gens faisaient bien des embarras pour peu de chose. Mais lui-même devint singulièrement déprimé en cours de route ; aussi, en arrivant à Crewe, je l’invitai à venir prendre un verre au buffet. Il accepta, et nous gagnâmes le buffet, où nous criâmes et tempêtâmes de nos parapluies pendant un quart d’heure. À la fin, une jeune personne arriva et nous demanda si nous désirions quelque chose.

— Qu’est-ce que vous prenez ? dis-je, m’adressant à mon ami.

—Je prendrai un quadruple cognac sec, s’il vous plaît, mademoiselle, répondit-il.

Après avoir bu, il s’en alla tranquillement et monta dans une autre voiture, ce que je trouvai passablement mufle.

À partir de Crewe, bien que le train fût bondé, j’eus le compartiment à moi seul. Lors des arrêts dans les différentes gares, les gens, à la vue de mon compartiment vide, se précipitaient pour le prendre d’assaut. J’entendais qu’on criait - Voilà notre affaire, Maria ; viens donc, il y a de la place autant qu’on veut! — C’est parfait, Tom: montons ici.

Et tous accouraient, chargés de lourdes valises, et se bousculaient devant la portière à qui monterait le premier. Quelqu’un ouvrait ma portière, escaladait le marchepied et titubant, retombait en arrière dans les bras de celui qui le suivait; ils venaient tous, et après avoir flairé un peu, ils prenaient la fuite et s’encaquaient dans d’autres voitures, ou payaient le supplément et montaient en première.

De la gare d’Euston, je portai les fromages chez mon ami. En entrant dans la pièce, sa femme huma l’air un instant à la ronde. Puis elle m’interrogea:

—Qu’est-ce que c’est ? Ne me cachez rien, même le pire.

Je lui répliquai:

— Ce sont des fromages. Tom les a achetés à Liverpool, et m’a prié de les rapporter ici avec moi.

Et j’ajoutai que j’espérais bien qu’elle comprenait que je n’étais pour rien dans cet achat. Elle me répondit qu’elle en était bien certaine, mais qu’elle en dirait deux mots à Tom quand il reviendrait.

Mon ami fut retenu à Liverpool plus longtemps qu’il ne l’avait cru, et trois jours plus tard, comme il n’était pas encore rentré, sa femme vint me rendre visite. Elle me demanda:

— Qu’est-ce que Tom vous a dit au sujet de ces fromages?

J e répondis qu’il avait donné pour instructions de les tenir en lieu frais, et que personne ne devait y toucher.

Elle reprit:

— Il y a des chances en effet pour que personne n’y touche. Les avait-il sentis?

C’était, à mon avis, probable, et j’ajoutai qu’il paraissait tenir beaucoup à ses fromages.

—Croyez-vous qu’il serait très contrarié, interrogea-t-elle, si je donnais un souverain à un homme pour qu’il les emporte et aille les enfouir au loin?

Je répondis que si elle faisait cela, cela lui enlèverait le sourire pour le restant de ses jours.

Une idée lui vint. Elle me proposa:

— Cela vous ennuierait-il de les lui garder ? Je les ferais porter chez vous.

—Madame, répliquai-je, quant à moi j’aime beaucoup le parfum du fromage, et le voyage que j’ai fait l’autre jour avec eux depuis Liverpool restera toujours dans mon souvenir comme l’heureuse conclusion de vacances agréables. Mais, dans ce monde, il nous faut penser à autrui. La dame sous le toit de qui j’ai l’honneur de résider est veuve, et il se pourrait bien qu’elle soit également orpheline. Elle a une manière forte, et je dirai même éloquente, de s’opposer, comme elle dit, à ce qu’on « abuse d’elle ». La présence des fromages de votre mari dans sa maison, je le sens d’instinct, lui ferait l’effet d’un abus et il ne sera pas dit que j’aurai abusé de la veuve et de l’orpheline.

—Eh bien ! alors, reprit la femme de mon ami, se levant, il ne me reste plus qu’à emmener les enfants et aller à l’hôtel attendre que ces fromages soient mangés. Je renonce à vivre plus longtemps sous le même toit qu’eux.

Elle tint parole, laissant la maison à la garde de la femme de ménage. Celle-ci, quand on lui demanda comment elle pouvait résister à l’odeur, répondit : « De quelle odeur parlez-vous? » et quand on lui eut mis le nez sur les fromages en lui disant de renifler fort, elle avoua qu’elle perce-vait un léger parfum de melon. D’où l’on conclut qu’il ne résulterait pas grand mal pour elle de vivre dans cette atmosphère, et on l’y laissa.

La note de l’hôtel s’éleva à quinze guinées et mon ami, après avoir tout calculé, constata que les fromages lui étaient revenus à huit shillings et six pence la livre. Il ajouta qu’il adorait en effet le fromage, mais qu’une telle fantaisie était au-delà de ses moyens. Il jeta les fromages dans le canal; mais il fut obligé de les repêcher, car les bateliers se plaignirent. Ils disaient que cela leur donnait des faiblesses. Et après cela, il les porta par une nuit noire dans la salle mortuaire et les y abandonna. Mais le coroner les découvrit et fit un raffut terrible.

Il prétendit que c’était un coup monté pour le priver de son gagne-pain en réveillant les morts.

Mon ami s’en débarrassa pour en finir, en les emportant dans une ville au bord de la mer où il les enterra sur la plage. Ce qui valut à l’endroit toute une réputation. Les visiteurs disaient que jamais encore ils n’avaient remarqué combien l’air était vif, et les gens faibles de la poitrine et atteints de phtisie y vinrent en foule pendant des années.

Jerome K. Jerome (1859-1927)